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Restes polysémiques

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par Jeanne Teboul

Le dimanche 18 septembre 2022, le consistoire israélite du Bas-Rhin organisait sa cérémonie annuelle au Souvenir des déportés au cimetière de Strasbourg-Cronenbourg. À cette occasion, et parallèlement aux hommages habituels rendus aux 840 déportés juifs de la communauté de Strasbourg assassinés dans les camps nazis entre 1939 et 1945, était inaugurée une Matzevah (pierre tombale), en mémoire des 86 victimes juives assassinées en août 1943 dans la chambre à gaz de l’unique camp de concentration installé sur le sol français. 

Placée en bordure du carré d’Honneur, à quelques mètres de l’imposant monument aux martyrs de la déportation inauguré en 1951, cette pierre tombale – dans sa forme modeste comme dans son emplacement – semble matérialiser le caractère périphérique, voire marginal, du souvenir de ces quatre-vingt-six victimes au sein de la communauté juive locale, comme au-delà. Elle suggère la trajectoire complexe de leur mémorialisation dans la société alsacienne post-1945, une thématique au cœur de mes recherches. 

À l’été 1943, sur ordre d’August Hirt, un médecin SS et professeur d’anatomie à la Faculté de médecine de l’Université de Strasbourg alors annexée, vingt-neuf femmes et cinquante-sept hommes originaires de toute l’Europe furent sélectionnés à Auschwitz. Transférés au camp de concentration de Natzweiler-Struthof (Alsace), ils y furent gazés, leurs corps devant servir à constituer une nouvelle « collection anatomique juive » pour l’Université du Reich de Strasbourg. 

Après la guerre, en dépit d’une procédure judiciaire instruite par le tribunal militaire de Metz, l’identité de ces quatre-vingt-six personnes ne put être établie. Anonymes, localement inconnues, ces victimes ne furent réclamées par personne en Alsace et leur histoire tomba progressivement dans l’oubli. Durant des décennies, ce « trou de mémoire », forme « à la fois vide et pleine » suivant les termes du sociologue Roger Bastide1, alimenta les imaginaires et suscita des rumeurs, en particulier au sein de la Faculté de médecine de Strasbourg, où le projet criminel avait vu le jour dans les années 1940. À partir des années 1990, quelques témoignages d’anciens étudiants en médecine furent rendus publics, accusant l’Université de conserver dans ses collections des restes humains appartenant aux victimes juives du Professeur Hirt. Longtemps réfutées par l’Université, ces allégations rencontrèrent un large écho public en 2015, lorsqu’un médecin et historien strasbourgeois retrouva, dans les locaux de l’Université, des restes appartenant à l’une des victimes. 

Matzevah (pierre tombale) inaugurée par le Consistoire israélite du Bas-Rhin au cimetière de Strasbourg-Cronenbourg le 18 septembre 2022, en hommage aux 86 victimes juives du Professeur Hirt. Suivant la coutume juive, les participants à la cérémonie ont déposé des cailloux sur la tombe pour marquer leur souvenir. Crédit : Jeanne Teboul

Revenons à la pierre dévoilée en 2022, sur la tombe où furent inhumés ces restes sept ans plus tôt. Si l’inauguration de cette matzevah semble sceller le rôle-clef du Consistoire israélite du Bas-Rhin, destinataire des restes retrouvés en 2015, garant de leur destinée funéraire et désormais de leur mémoire, le texte choisi ouvre quant à lui des interrogations :

« Ici reposent des fragments humains de victimes juives, assassinées par les nazis dans la chambre à gaz du camp de concentration de Natzweiler-Struthof en août 1943, et retrouvés à l’Institut de médecine légale de Strasbourg en juillet 2015 ». 

Au-delà de la référence au crime nazi, c’est également la découverte de ces restes humains en 2015 qui fait ici l’objet d’une mémorialisation. La mention de ces deux passés (août 1943 et juillet 2015) dans ce texte bref suggère la polysémie de ces fragments humains et leur capacité à re-présenter des passés distincts. De quoi ces restes humains sont-ils les traces, ou les témoins ? Quelle(s) mémoire(s) incarnent-ils, pour quels acteurs ?

Ces questions sont au cœur de la recherche que je mène dans le cadre du programme Pri-MI « Faire siens les morts incertains ». Au sein du programme, ma recherche vise à retracer la trajectoire funéraire complexe des (fragments de) corps de ces 86 victimes et à éclairer leur destinée mémorielle dans la société alsacienne post-1945. Elle questionne notamment les mobilisations de différents acteurs – religieux, associatifs, politiques – pour la prise en charge de ces corps et la mise en mémoire de ce crime longtemps oublié. 

  1. Bastide Roger. 1970. “Mémoire collective et sociologie du bricolage”, L’Année sociologique, vol. 21 : 65-108, p. 95. ↩︎

Faire siens les morts incertains

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Le programme de recherche “Faire siens” les morts incertains (Pri-MI), financé par l’ANR, s’intéresse à la prise en charge de restes humains « incertains » produits par les violences de masse dans des contextes socioculturels variés. Nous qualifions d’ « incertains » les restes ayant subi un destin qui brouille leur qualification en tant que restes humains (fragmentation, transformations, usages non-funéraires) et/ou ceux qui relèvent d’une responsabilité légale et morale équivoque. Cette incertitude sur le statut légal de ces restes ouvre un espace pour des individus et des collectifs qui vont agir pour les faire reconnaître comme des morts et travailler leur mémoire. C’est sur ces acteurs, à qui n’incombe pourtant pas la responsabilité de ces restes (au titre d’un mandat professionnel ou démocratique, ou encore d’un lien de parenté) mais qui font le choix de les prendre en charge, que porte le projet.

Nous faisons l’hypothèse que cette prise en charge implique, pour ces acteurs, de s’approprier ces restes. C’est ce processus consistant à « faire siens » des restes humains, dans leur dimension matérielle comme mémorielle, que nous souhaitons documenter dans une perspective pluridisciplinaire (anthropologie, histoire, géographie, droit). Il s’agit de prêter attention aux pratiques de ces acteurs (techniques de recherche des corps ou des restes, travail d’identification, rituels et soins apportés aux cadavres, mémorialisation…) et aux significations qui leurs sont attachées. Qui sont ces acteurs et quelles sont les raisons qui les poussent à s’impliquer ? Comment, à partir de matérialités souvent ténues, cherchent-ils à établir le statut humain de ces restes ? Quelles pratiques mettent-ils en œuvre pour constituer ces restes en tant qu’individus, leur rendre une identité ?

The Pri-MI project focuses on the treatment of uncertain human remains generated by mass violence in various contemporary sociocultural contexts (France, Guatemala, Spain, Rwanda/Uganda, Columbia). We call uncertain the remains that have suffered a fate that made their definition as human remains unclear (dispersal, transformation, non-funerary uses) and/or for which legal and moral responsibility is ambiguous. The doubt regarding the legal status and the very nature of these remains opens up a space for individuals and collectives who decide to act in order for them to be recognized as dead people and cultivate their memory. This project focuses on those actors, who are not officially in charge of these remains, neither due to a professional or democratic mandate nor family tie, but who choose to care for them.